Le carbone: des origines de la vie aux matériaux les plus élaborés

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Lecture donnée le 7 octobre 2022 dans le cadre de l’évènement « Circular Design in Plastics: vers la Plasturgie Circulaire »

De tous les atomes, le carbone est l’un des rares à être indispensable à la vie. Il est présent dans tous les êtres vivants, du plus petit insecte au plus grand des mammifères. Il est vital pour les plantes et l’édification des molécules qu’elles renferment. Il est l’un des atomes constitutifs de nos organes, de nos cheveux, de notre peau. Il n’y a pas un microorganisme, pas un seul virus qui soit dépourvu d’atomes de carbone.

Si le carbone est la clé de voûte de la vie terrestre, il est aussi l’atome sur lequel repose l’ensemble de la chimie organique contemporaine. Il entre dans la composition des médicaments, des solvants, des carburants, mais aussi dans la constitution des matières plastiques qui comblent notre quotidien.

Le paradoxe du carbone : un atome de modernité devenu un objet de lutte environnementale

Dès la Seconde Guerre Mondiale, et jusqu’aux années 80, les matières plastiques, et donc les prouesses techniques réalisées par les chimistes pour les concevoir, étaient considérées comme des outils de modernité. Elles étaient perçues comme des gages de confort, des symboles de progrès et de croissance économique.[1] L’idée même que l’Homme puisse être capable de jongler avec les atomes de carbone pour construire des édifices moléculaires structurés et performants a inspiré de nombreux philosophes de l’époque. L’Homme était vu comme le transformateur de la Nature, celui qui crée à partir des atomes invisibles des entités moléculaires rendues visibles.

Certains penseurs étaient même convaincus que l’Homme pourrait « plastifier » la vie, et que les plastiques permettraient même de solutionner certains problèmes de santé. Avant-gardistes, certains pensaient déjà qu’un jour l’Homme sera capable de fabriquer des organes en plastique, des os ou des cœurs, ce qu’il parviendra finalement à faire. Roland Barthes, philosophe français, écrira même ces termes dans son recueil d’essais intitulé Mythologies et publié en 1957 :

« Ainsi, plus qu’une substance, le plastique est l’idée même de sa transformation infinie, il est l’ubiquité rendue visible ; et c’est d’ailleurs en cela qu’il est une matière miraculeuse : le miracle est toujours une conversion brusque de la nature.  Le plastique reste tout imprégné de cet étonnement : il est moins objet que trace d’un mouvement. »[2]

Si aujourd’hui les scientifiques s’accordent à dire que les matières plastiques sont des indicateurs même de l’Anthropocène, des preuves de l’existence améliorée de l’Homme sur Terre, il n’en reste pas moins qu’elles sont de plus en plus critiquées par le grand public.[3] Parce que nos sociétés modernes ont pris conscience des problématiques environnementales, et notamment celles induites par les gaz à effet de serre sur le réchauffement climatique, la réflexion a aujourd’hui changé de dimension. La matière plastique en a perdu sa fonction, son utilité et son caractère macroscopique. La société, paradoxalement, ne traite plus la matière comme un tout visible, mais la ramène sous sa dimension invisible, sous l’angle unique du carbone qui la compose.

Le mot carbone est ainsi, en quelques temps, devenu progressivement le responsable désigné  des effets sur le climat. Il est doucement et subtilement devenu le synonyme du mot « fossile ». Il s’est profilé comme un objet de lutte et de matérialisation des effets de l’Homme sur le climat. Le carbone est devenu, par d’ultimes raccourcis, le symbole de l’artifice de synthèse et non plus une entité de la Nature. Il est devenu l’emblème de la pollution et des ressources fossiles dont l’Homme abuse sans modération.

Au-delà des actes décisionnels, législatifs ou commerciaux qui tentent de gommer le « carbone » des toutes conceptions, produits ou services, il semble néanmoins crucial de rappeler l’importance de l’atome de carbone comme un pilier de la chimie, qu’elle soit associée aux matières vivantes ou aux molécules de synthèse. Sans le carbone, la chimie ne peut exister. Sans le carbone, les besoins matériels ou énergétiques de nos civilisations ne peuvent être remplis. Sans le carbone, aucune matière plastique ne peut être élaborée.

Pourquoi la vie est basée sur le carbone ?

Il est essentiel de rappeler que le carbone reste l’un des atomes prépondérants dans l’Univers. Il y occupe une place de premier plan, derrière l’hélium, l’hydrogène ou l’oxygène. Le carbone naît au cœur des étoiles massives, grâce à des cascades de réactions de fusion impliquant des atomes plus légers. Quand les étoiles meurent, elles envoient dans l’Univers des flots de carbone qui voyagent dans le cosmos, sous la forme de poussières interstellaires, se combinant parfois avec d’autres atomes pour former des corps plus complexes. Le carbone est l’essence même des corps habitables comme la Terre et initie les origines de la vie. Comme le dira d’ailleurs l’astronome américain Carl Sagan, finalement, « nous sommes tous des poussières d’étoiles ».

Sur Terre, contrairement aux idées reçues, le carbone n’est pas exactement un atome abondant. Il n’est qu’un atome parmi d’autres, bien moins abondants que le silicium, l’oxygène, l’aluminium ou même le fer. Le carbone est le quinzième atome par ordre d’abondance relative. La plus grande réserve de carbone sur notre planète n’est pas le carbone renouvelable, celui qui constitue les êtres humains, les plantes, les arbres, les algues, les poissons, les animaux, ou les insectes. Ce n’est pas non plus le carbone fossile, celui qui compose le pétrole, le gaz naturel, le charbon ou les sédiments marins. Il ne s’agit pas non plus du carbone qui compose le dioxyde de carbone qui se balade ans l’air ou qui est dissout dans les océans. En réalité, la plus grande quantité de carbone sommeille, depuis des millions d’années, dans l’enveloppe rigide de la surface de la Terre, sous une forme minérale, dans les roches et les sédiments.

Sur notre planète, la quantité de carbone totale est immuable. Elle est identique aujourd’hui à celle du temps des dinosaures et elle sera encore la même dans des milliers d’années. Ce qui change avec le temps, c’est la manière dont le carbone se répartit entre les êtres vivants, le sol, les océans et l’atmosphère. Sur Terre, le carbone est donc un grand voyageur. Il ère entre ses différents réservoirs, avec des vitesses spécifiques. Ce cycle du carbone, caractéristique de la planète Terre, peut être perturbé par les activités anthropiques, notamment par la combustion des énergies fossiles, ou par la production de ciment.[4] A l’heure actuelle, certains scientifiques étudient aussi la manière dont les résidus de matières plastiques, localisés dans l’environnement, pourraient devenir des réservoirs de carbone à part entière, influençant aussi le cycle naturel du carbone, à un rythme qu’il convient encore de préciser.[5],[6]

Dans le cycle du carbone, l’une des étapes cruciales est la photosynthèse. En utilisant l’énergie solaire, les végétaux et certaines bactéries convertissent le carbone d’origine atmosphérique (ou le carbone dissout dans l’eau) en molécules clés pour leur développement, et notamment en glucose. Ce glucose deviendra ainsi la matière organique servant à la fabrication des tissus végétaux. Grâce à cette photosynthèse, les végétaux jouent un rôle irremplaçable à la surface de la Terre. Les végétaux sont ainsi les producteurs primaires indispensables, premier maillon de la chaine trophique. Les animaux herbivores et carnivores, ainsi que l’Homme, sont donc entièrement, et indirectement, dépendants de la photosynthèse.

A l’issue de la décomposition des êtres vivants, le carbone retourne ensuite dans les couches plus ou moins profondes du sol. Le carbone devient fossile. Il devient par la même occasion une ressource utile de matière pour les activités industrielles de production ou énergétiques.

Aujourd’hui, on considère que le carbone se répartit dans près de dix millions de composés organiques distincts, certains étant naturellement produits par les êtres vivants. Sur ces dix millions de composés organiques, la plupart d’entre eux sont par contre le fruit des activités de synthèse réalisées dans des laboratoires.

Le carbone : un atome aux propriétés singulières

Si le carbone est aussi essentiel à la vie terrestre, s’il représente également une aubaine pour les chimistes, c’est parce qu’il présente des caractéristiques uniques qu’aucun autre atome ne peut se vanter d’avoir. Grâce à sa structure électronique typique, le carbone peut former jusqu’à quatre liaisons distinctes, pouvant être stables ou très réactives. Le carbone n’est pas exclusif et peut se lier avec quasiment n’importe quel atome de la classification périodique. Il donne ainsi naissance à de multiples combinaisons de molécules, dont les atomes constitutifs et leur arrangement spécifique, confèrent des entités avec des propriétés physico-chimiques et fonctionnelles singulières.

Le carbone est aussi l’un des très rares atomes à posséder une propriété de caténation. En clair, l’atome de carbone est l’un des seuls à savoir se lier avec lui-même pour donner naissance à des structures organisées. Les lipides et les polysaccharides sont des exemples naturels de cette propriété de caténation du carbone, au même titre que des molécules de synthèse comme les nanotubes de carbone ou le graphène. Les polymères de grande consommation connus à ce jour tirent bénéfice de cette propriétés de caténation.

Ces propriétés de liaison uniques expliquent pourquoi le carbone est considéré comme le « roi de tous les éléments chimiques ». Sur les dix millions de molécules recensées à ce jour, seulement quelques centaines ne comportent qu’un seul atome de carbone. Toutes les autres comportent au moins deux atomes de carbone. Parce qu’il a des propriétés uniques, le carbone est donc le seul atome indispensable à la production des matériaux polymères, celui sans qui la construction de longues chaines moléculaires ne peut avoir lieu.

Trois sources de carbone pour produire des matériaux polymères

Pour synthétiser des polymères artificiels en réponse à nos besoins, il faut donc obligatoirement une source de carbone qui peut être soit d’origine renouvelable, fossile ou du dioxyde de carbone.

Au sein des ressources végétales, souvent considérées comme pertinentes pour la production de nouveaux plastiques ou bioplastiques, le carbone ne représente que la moitié du poids total de la ressource. Il est associé, au sein de molécules hautement structurées, à d’autres atomes tels que l’hydrogène, l’oxygène, l’azote, ou le soufre. Le végétal contient intrinsèquement des matériaux polymères, appelés biomolécules, qui sont ainsi une évidence de la caténation du carbone et de sa polyvalence associative. La chitine, la cellulose, les pectines sont autant d’exemples de biopolymères que les chimistes veillent à préserver autant que faire se peut dans la conception de nouveaux matériaux. Une déconstruction de ces molécules carbonées de hautes masses moléculaires en entités plus légères qui seraient réassemblées ultérieurement représenterait une option contre-intuitive, économiquement peu rentable et hautement énergivore. La conservation des structures polymères carbonées est donc une option hautement stratégique, recommandée par la communauté scientifique.[7]

A l’inverse, les ressources fossiles contiennent des teneurs intrinsèques en carbone bien supérieures. Le carbone y est souvent associés à des atomes d’hydrogène, dans la formation d’hydrocarbures peu fonctionnalisés et de petites masses moléculaires. La logique de la conception de matériaux polymères à partir de ressources fossiles est donc inversée. Ici, l’approche repose plutôt sur une construction progressive en molécules de plus en plus élaborées où les atomes supplémentaires sont intégrés à la demande pour répondre à des besoins spécifiques.[8]

Enfin, le dioxyde de carbone reste la troisième source de carbone exploitable pour la conception de matériaux polymères. Il sert ainsi d’élément constructif à la formation de nouveaux polymères, ou intervient dans la conception de nouveaux monomères. Il donne ainsi naissance à des matériaux avec des inclusions d’atomes de carbone.[9] Le caractère peu réactionnel du dioxyde de carbone implique de développer des stratégies spécifiques, notamment d’activation catalytique. Il convient également de capter le dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ce qui représente un challenge scientifique en soi.[10]

Qu’elles soient renouvelables, fossiles, ou issues des activités anthropiques, les sources de carbone à disposition des scientifiques ne sont donc pas équivalentes, tant en terme de teneur en carbone qu’en terme de manière dont le carbone s’y présente au sein des molécules. Elles ne sont donc pas interchangeables. Chaque ressource carbonée doit donc être appréhendée avec une logique de transformation qui lui est unique.[11]

Considérer que les ressources de carbone sont équivalentes est probablement une erreur de jugement en soi. C’est perdre de vue le rôle exercé par le carbone au sein des édifices moléculaires qu’elles contiennent. C’est aussi infructueusement oublier qu’à chaque nouvelle liaison chimique créée ou rompue, c’est une consommation énergétique supplémentaire qu’il faudra mettre en jeu.[12]  C’est autant de défis auxquels doivent être attentifs les chimistes dans les nouveaux schémas d’éco-conception qu’ils proposent.

Qu’en est-il du carbone présents dans les plastiques en fin de vie ?

Les vestiges de matériaux plastiques en fin de vie constituent aussi un réservoir de carbone en soi, dont le potentiel reste encore mal établi. Si des initiatives de recyclage sont aujourd’hui mises en place, notamment via des approches d’économie circulaire, elles restent cantonnées à la perception même qu’une matière plastique doit être recyclée en une matière plastique. Ces initiatives restent donc centrées sur le caractère macroscopique de la matière, en perdant de vue les molécules qui la constituent.Pour la communauté scientifique, chaque résine principale étant composée d’atomes de carbone engagés dans des architectures moléculaires distinctes, les procédés de recyclage à déployer doivent donc être spécifiques. En utilisant le potentiel des techniques de recyclage chimique, qui visent à rompre les liaisons qui unissent le carbone à d’autres atomes, il serait ainsi concevable d’améliorer le taux de carbone recyclé.[13]

Pour certains de ces matériaux polymères, il est déjà acquis qu’il faudra déconstruire le tout pour mieux reconstruire. Il faudra rendre invisible la matière pour enfin pouvoir se la réapproprier de manière plus durable.[14]

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Références et commentaires

[1] https://www.bbc.com/news/magazine-27442625

[2] Mythologies, Roland Barthes, 1957, Éditions du Seuil

[3] Porta R. Anthropocene, the plastic age and future perspectives. FEBS Open Bio. 2021 Apr;11(4):948-953. doi: 10.1002/2211-5463.13122. PMID: 33794071; PMCID: PMC8016130.

[4] Friedlingstein Pierre 2015Carbon cycle feedbacks and future climate change Phil. Trans. R. Soc. A.3732014042120140421 http://doi.org/10.1098/rsta.2014.0421

[5] Melanie Bergmann, Bethanie Carney Almroth, Susanne M. Brander, Tridibesh Dey, Dannielle S. Green, Sedat Gundogdu, Anja Krieger, Martin Wagner, Tony R. Walker, A global plastic treaty must cap production, Science, 376, 6592, (469-470), (2022).

[6] McLeod et al. The global threat from plastic pollution, Science, Vol 373, Issue 6550, pp. 61-65

[7] Zhu, Y. et al. Nature 540, 354–362 (2016)

[8] https://www.researchgate.net/publication/225475122_Impact_of_Zeolites_on_the_Petroleum_and_Petrochemical_Industry

[9] Grignard et al. Chem. Soc. Rev., 2019,48, 4466-4514

[10] Ikhlas Ghiat, Tareq Al-Ansari, A review of carbon capture and utilisation as a CO2 abatement opportunity within the EWF nexus, Journal of CO2 Utilization, Volume 45, 2021, 101432,

[11] Alessandro Gandini, Macromolecules 2008 41 (24), 9491-9504

[12] Khripko, D., Schlüter, B.A., Rommel, B. et al. Energy demand and efficiency measures in polymer processing: comparison between temperate and Mediterranean operating plants. Int J Energy Environ Eng 7, 225–233 (2016). https://doi.org/10.1007/s40095-015-0200-2

[13] Coates, G.W., Getzler, Y.D.Y.L. Chemical recycling to monomer for an ideal, circular polymer economy. Nat Rev Mater 5, 501–516 (2020). https://doi.org/10.1038/s41578-020-0190-4

[14] Rosenboom, JG., Langer, R. & Traverso, G. Nat Rev Mater 7 , 117-137 (2022).

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