Les carburants marins : fonds de cale de l’industrie chimique ?

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Loin des débats sur le transport aérien et routier, il est un secteur relativement épargné par les questions environnementales. Ce secteur, c’est le secteur du transport maritime. Considérés par certains comme la version la plus « propre », la plus « verte », la plus « écologique » du transport, les géants des mers seraient en réalité des sources d’émissions d’oxydes de soufre et de particules fines.

Entre quête de réduction en soufre et évaluation de carburants renouvelables alternatifs, le point (sous l’angle de la chimie) sur cette problématique peu entendue qui est pourtant sur le point de modifier notablement les marchés pétroliers.

On ne le mentionne pas souvent, mais le secteur du transport maritime est loin d’être un ange en matière d’impact environnemental. Le transport maritime émet à lui seul plus de 940 millions de tonnes de CO2en moyenne annuelle et est responsable de environ 2,5% des émissions globales de gaz à effet de serre (Source : 3èmerapport sur les émissions de GES de l’IMO – International Maritime Organization) [1]

Le transport maritime consomme à lui seul en moyenne annuelle plus de 250 à 300 millions de tonnes de carburants liquides selon l’Institut Supérieur d’Economie Maritime (ISEMAR). Ces carburants liquides marins, issus des coupes lourdes pétrolières, sont composés d’hydrocarbures à plus longues chaînes, sont plus visqueux, et comportent aussi dans certains cas une quantité non négligeable de soufre. La combustion de ces carburants liquides génère donc des quantités notables d’oxydes de soufre (SOx) pointées du doigt comme un source de pollution de l’air, mais également comme facteur déclencheur de diverses maladies (notamment respiratoires). Qui plus est, l’usage de ces carburants marins produit d’autres type d’émissions tant gazeuses que liquides ou solides (particules fines) composées notamment d’acides (majoritairement acide nitrique ou sulfurique), de métaux, de composés organiques incluant des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des composés halogénés, et autres variantes. [2]

Mais au fond, chimiquement parlant, c’est quoi un carburant marin ?

Examiné sous la loupe de la chimie, un carburant liquide marin représente un ensemble hétérogène de molécules de hauts poids moléculaires et de haut point d’ébullition. A vrai dire, il serait même plus rigoureux de parler de carburants marins (au pluriel) (Figure 1).

Figure 1. Illustration très schématisée et vulgarisée de la production de carburants marins par raffinage pétrolier. @AuroreRichel_2019

En effet, après la distillation du pétrole, les coupes pétrolières les plus lourdes subissent plusieurs traitements ultérieurs qui vont générer, de manière simplifiée, diverses sous-fractions (qui possèdent donc des compositions chimiques globales distinctes) qui vont être employées comme carburants marins pour des engins équipés de moteurs différents. Ces fractions spécifiques sont dénotées par des abréviations d’usage. Les navires maritimes exploitent ainsi à ce jour majoritairement 3 types de carburants différents : le HFO (abréviation de Heavy Fuel Oil), le MGO (Marine Gasoil) et le MDO (Marine Diesel Oil, norme ISO 8217) qui est en réalité un mélange de MGO et de HFO. A ce jour, la consommation en ces carburants toutes catégories confondues se répartit comme suit pour le transport et fret maritime : porte-conteneurs 22%, vraquiers 18%, pétroliers 13%, cargos marchandises 7%, navires rouliers (ro-roet ro-pax) 6%, chimiquiers 6%, bateaux de pêche 5%, méthaniers 5%, bateaux de croisières 4%, autres 14% (Source : concawe.eu).

Le Tableau 1 illustre les caractéristiques de ces 3 carburants liquides spécifiques. Comme on peut le constater, ces différents carburants marins se différencient d’une part par leur volume d’utilisation de même que par leur prix, et d’autre part par la quantité de soufre intrinsèque qu’ils contiennent.

 

Tableau 1. Caractéristiques des principaux carburants marins  (Consommation établie sur l’année de référence 2012 et comparée avec 2017, Prix en USD sur l’année de référence 2018). Données adaptées du ONRL/TM-2018/1080 report – Oak Ridge National Laboratory (USA, Décembre 2018) et de BP Statistical Review of World Energy

Le HFO est le carburant marin le plus exploité, le moins cher, mais c’est aussi celui qui contient la plus haute teneur en soufre. C’est un liquide très visqueux, à la limite goudronneux qui doit être préchauffé avant son utilisation (Figure 2). Le HFO est devenu le carburant standard des gros moteurs diesel marins lors de la crise pétrolière des années 70 et 80 et a nécessité une adaptation poussée du système d’injection et des autres composants des moteurs à basse et moyenne vitesse, qui sont encore les seuls moteurs alternatifs capables de fonctionner avec ce carburant lourd.

 

 

 

 

 

 

 

Figure 2. Comportement visqueux du HFO (Heavy Fuel Oil) même préchauffé. © Glassbruch2007, Wikipedia

 

Le MGO quant à lui est moins visqueux que le HFO. Il contient par ailleurs des quantités moindres de soufre, ce qui justifie (entre autres) son prix plus élevé. C’est une fraction obtenue par distillation poussée (ce qui explique sa plus grande « pureté ») qui possède un point d’ébullition plus faible que le HFO. Le MGO est assez comparable à notre diesel de roulage, mais possède une viscosité un peu plus élevée.

Le MGO a une couleur translucide. On y ajoute parfois un colorant, comme dans le cas de notre mazout de chauffage, pour éviter tout usage abusif en raison de sa plus faible taxation. Ce « gasoil marin » est utilisé dans les petites unités auxiliaires de moyenne à grande vitesse ou dans les moteurs auxiliaires et les moteurs de navires. Ces derniers se trouvent généralement à bord de bateaux de pêche, de petits traversiers ou de remorqueurs. Contrairement au HFO ou au MDO, le MGO (qui est basé sur les distillats légers) a une faible viscosité et peut facilement être pompé dans le moteur à des températures d’environ 20°C.

De façon intéressante, il est important de mentionner que le MGO peut être produit avec des teneurs en soufre inférieures à celles du HFO. La norme ISO 8217 impose ainsi des valeurs maximales admissibles en soufre de 1,5 %. Le gasoil marin à faible teneur en soufre est appelé LS-MO (abréviation de Low Sulfur Marine Gasoil) et possède une teneur en soufre garantie inférieure à 0,1%.

 

Une nouvelle législation en vigueur en 2020 ?

L’IMO (branche spécialisée de l’ONU en matières de sécurité, sureté et performance environnementale du transport maritime mondial) a adopté un règlement entré en vigueur en 2005 qui visait à réduire les émissions par les moteurs marins des oxydes d’azote (NOx), des oxydes de soufre (SOx) et des particules fines. Pour répondre à la volonté de certains états de réduire d’avantage ces émissions dans leur région, des zones de contrôle des émissions de soufre (zones dites SECA) ont ainsi été instaurées. Celles-ci couvrent entre autres la Mer du Nord, la Manche, la Mer Baltique, le secteur côtier des États-Unis et du Canada, les zones de la mer des Caraïbes (autour de Porto Rico et des îles Vierges américaines). Cette réglementation limitait la teneur en soufre des carburants marins à 0,1 % en masse dans les zones SECA en 2015. [3] Une nouvelle législation tend cependant à réduire cette teneur à 0,5% au niveau mondial en date du 1 janvier 2020. (Figure 3).

Figure 3. Evolution de la quantité en soufre (en masse) dans les carburants marins en fonction du temps sur base des réglementations de l’IMO – En bleu : les données globales, en orange : les données relatives aux émissions en zones SECA. Figure adaptée selon les données de l’IMO (année 2016)

 

Quel(s) impact(s) sur le raffinage du pétrole et sur les marchés en carburants marins ?

Pour satisfaire ces nouvelles obligations réglementaires plus strictes visant une réduction imminente des émissions d’oxydes de soufre et de particules fines associées, les armateurs et compagnies maritimes vont devoir modifier progressivement leurs habitudes en matière de carburants marins. En conséquence, les raffineries vont devoir mettre sur le marché des quantités accrues de carburants marins appauvris en soufre[4]

Concrètement, on estime qu’environ 2 millions de barils (rappelons que 1 baril équivaut à près de 159 litres) par jour de fractions lourdes hautement visqueuses devraient être converties en fractions distillées (notamment LS-MO) pour satisfaire en 2020 le cap annoncé de la réduction en soufre. Une augmentation de la demande en ces carburants marins distillés est également annoncée avec une croissance annuelle estimée à 500 000 barils/jour selon une étude publiée en 2016. [5]

Cette modification de la demande entraine donc une modification repensée des modalités de production des raffineries visant soit à accroitre leur capacité globale de production en carburants distillés, soit à mettre en œuvre des voies de « décontamination » des quantités en soufre dans les fractions les plus lourdes soit à utiliser en entrée des schémas de production des pétroles bruts présentant des teneurs en soufre amoindries. Ces modifications opérationnelles potentielles nécessaires pour atteindre les objectifs 2020 représenteraient des investissements oscillant entre 2 et 5 milliards de dollars pour une raffinerie de 350 000 barils/jour de capacité. [6]

A noter que le pétrole brut contient entre 0,03 et 7,89% en poids de soufre présents sous des formes moléculaires diverses. Les molécules soufrées de faibles masses moléculaires comprennent des thiols, des sulfures, entre autres, qui ont un bas point d’ébullition et sont donc plus facilement distillées (et donc éliminées). Cependant, d’autres molécules plus complexes, de plus haut poids moléculaire, comme des benzothiophènes et dérivés aromatiques, sont également présents (Figure 4). Leur haut point d’ébullition est un frein à leur élimination par simple distillation. Il convient dès lors d’avoir recours à d’autres techniques plus élaborées, notamment catalytiques, pour réduire leur présence dans les combustibles marins.

 Figure 4. Illustration simplifiée de la structure chimique de diverses entités soufrées retrouvées dans du pétrole brut. Les points d’ébullition de ces molécules sont notés entre parenthèses.

 

Éliminer le soufre augmente les émissions de dioxyde de carbone ?

Une approche permettant d’éliminer ces molécules soufrées est d’avoir recours (entre autres) à une hydrodésulfurisation. Pratiquement, on traite en présence d’un catalyseur la fraction concernée en présence d’hydrogène (H2). Cette technique usuelle pour éliminer le soufre des diesels et kérosènes se montre moins favorable en présence de fractions lourdes comme les carburants marins. Elle requiert ainsi des consommations énergétiques plus élevées, de même que des quantités importantes en hydrogène. A terme, ces traitements de « purification » modifieraient les besoins du secteur en hydrogène d’une part, et d’autre part entraineraient une augmentation des besoins énergétiques du secteur et des émissions de COassociées. Néanmoins, les investissements réalisés dans les raffineries de pétrole destinés à répondre à la demande accrue de carburants distillés influenceront favorablement les rendements de production des raffineries ce qui limitera à terme la demande en énergie et les potentielles émissions de dioxyde de carbone.

Un modèle élaboré par le CONCAWE prévoit cependant qu’une augmentation marginale (entre 10 et 20%) de la demande en carburants marins à faible teneur en soufre entrainerait une légère augmentation des besoins énergétiques et des émissions de CO2. En revanche, une diminution proportionnelle de la demande de combustibles marins à forte teneur en soufre augmente également les émissions de CO2, en raison de la libération de COlors du raffinage de fractions lourdes, qui constituaient auparavant un puits de carbone. Un compromis doit donc être trouvé.

Existe-t-il des carburants alternatifs non issus du pétrole pour ce secteur ?

Tout comme le secteur du transport terrestre ou aérien, diverses réflexions et études sont en cours quant à l’utilisation de carburants non issus du pétrole. En particulier, des explorations d’hydrogène liquide, de méthanol, de gaz naturel liquéfié, et de biodiesel (seul ou en mélange avec des carburants marins conventionnels) ont été reportées dans la littérature scientifique. En raison de leur faible contamination en soufre, ces options ouvriraient les marchés vers des options alternatives.

Le méthanol est le carburant qui initie le plus de réflexions au sein de la communauté scientifique. De manière générale, il a été démontré que l’usage de cette proposition alternative réduirait les émissions de SOx, NOx, CO2 et particules fines de respectivement 99%, 60%, 25% et 95% en comparaison avec du MGO et du HFO. Le méthanol possède cependant un coût plus élevé que les carburants marins traditionnels. Liquide, il possède une faible température d’auto-inflammabilité (flash point) de 11°C, ce qui ne répond pas aux mesures sécuritaires en vigueur dans le secteur et nécessiterait l’installation de réservoir de stockage embarqués adaptés. [7]

Une autre option est l’utilisation de gaz naturel liquéfié (LNG) qui gagne en intérêt depuis quelques années. Pour rappel, le LNG est du gaz naturel qui a été liquéfié et qui possède donc un volume plus faible que son équivalent gazeux. Il ne s’agit nullement d’un biocarburant (produit au départ de la biomasse), même si certains semblent le penser. Comparé au MGO, l’usage de LNG réduit significativement les émissions de COet d’oxydes d’azote et de soufres selon une étude réalisée en 2015.[8]Avantageux au premier coup d’œil, l’usage de LNG génère cependant des quantités accrues de particules fines, de monoxyde de carbone et de méthane non consumé.

Face à ces résultats, il n’est pas étonnant de constater que les biocarburants (carburants issus de ressources végétales renouvelables) gagnent du terrain dans ce secteur également. En particulier, l’exploitation des micro-algues pour la manufacture de biocarburants marins est largement envisagée, notamment la production de biodiésels ou d’huiles produites par liquéfaction hydrothermale [9]. Les caractéristiques techniques, et les performances de ces biocarburants est fonction de l’espèce de micro-algues de laquelle ils sont produits.  Typiquement, une huile produite par liquéfaction hydrothermale possède des propriétés similaires à celles du HFO (largement exploités en marine marchande) combinées à une teneur nulle en soufre.

Tant ces biocarburants à base de micro-algues que le gaz naturel liquéfié (LNG) devraient représenter plus de 50% de la demande en carburants marins à l’aube 2050. Le reste de la demande devrait être couverte par les carburants conventionnels HFO/MGO.

Plus d’informations : a.richel@uliege.be

 

Notes et références 

[1]http://www.imo.org/en/OurWork/Environment/PollutionPrevention/AirPollution/Pages/Greenhouse-Gas-Studies-2014.aspx

[2]Chu Van t al. Transportation Research Part D 70 (2019) 123-134 « Global impacts of recent IMO regulations on marine fuel oil refining processes and ship emissions).

[3]IMO, Marine Environnement Protection Committee, 70èmesession, Octobre 2016 (Londres)

[4]Thuy Chu Van et al., Global impacts of recent IMO regulations on marine fuel oil refining processes and ship emissions, Transportation Research Part D: Transport and Environment, 70; 2019, 123-134

[5]CONCAWE 2016, Marine Fuel Facts, The Oil Companies International Study Group for Conservation of Clean Air and Water in Europe (https://www.concawe.eu/wp-content/uploads/2017/01/marine_factsheet_web.pdf)

[6]Adbel-Halim et al., Study evaluates refiners’ options to meet 2020 bunker fuel sulfur rules

Oil Gas J. (2018) PennWell Corporation, Houston, Texas, USA

[7]Ammar, An environmental and economic analysis of methanol fuel for a cellular container ship, Transportation Research Part D 69 (2019) 66–76

[8]Anderson et al. Particle and gaseous emissions from an LNG powered ship. Environ. Sci. Technol. 49 (2015) 12568-12575

[9]De manière simplifiée, les procédés hydrothermaux font référence à des procédés appliqués à haute température et haute pression en présence d’eau.

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