Nitrate d’ammonium: pire qu’Hiroshima ?
L’actualité récente met sur le devant de la scène une molécule, souvent peu connue du grand public : le nitrate d’ammonium. Depuis deux jours, dans les médias, sur les réseaux sociaux, je lis des commentaires sur les « dangers » de la molécule, sur le caractère explosif et ravageur de celle-ci comparable au trinitrotoluène (TNT), à la dynamite ou même à la bombe atomique lancée sur Hiroshima. Je suis étonnée des interventions médiatiques de certains « experts (?) » qui ne font que réciter la page Wikipédia relative à cette substance en expliquant des paramètres thermodynamiques, en spécifiant les accidents industriels tels que celui de AZF Toulouse. En tant que scientifique et chimiste, je suis perplexe face au manque de rigueur, de recul et d’esprit critique de ceux qui qualifient cette « molécule chimique » de « peu stable », dangereuse, « polluante », à bannir absolument de nos environnements car « sa décomposition entraine la génération de protoxyde d’azote, gaz perturbateur pour nos écosystèmes ». Je suis en questionnement face à cette émotion soudaine, mais systématique, du grand public (et de certains politiques) à l’égard du lien fait entre une substance chimique et « l’industrie de la chimie » en général.
Certains des « experts » mentionnés plus haut m’ont contactée hier pour me dire que je ferais mieux de « me bouger et d’expliquer pourquoi les nitrates d’ammonium avaient provoqué les explosions de Beyrouth » ; que je devais expliquer « en quoi la chimie était dangereuse ». Que leurs souhaits soient exaucés ! Enfin pas tout à fait…
Le nitrate d’ammonium, une « molécule chimique » utilisée comme engrais ?
Avant toute explication, je me permets de rappeler qu’une molécule est forcément « chimique » et que l’usage excessif de la terminologie « molécule chimique » est donc un abus de langage. Le terme « chimique » est ainsi exploité à tort, parfois volontairement, pour désigner un composé « de synthèse, issu d’une production industrielle ». Dans la chimie, la rigueur du vocabulaire est un pré-requis.
Le nitrate d’ammonium est un composé de formule NH4NO3, solide à température ambiante. Le nitrate d’ammonium est une seule et unique molécule et ne nécessite donc pas d’être présenté au pluriel, comme il a été constaté dans divers actes écrits et médias.
Le nitrate d’ammonium (NH4NO3) a été synthétisé pour la première fois à la moitié du 17ème siècle sur base d’une réaction (et d’un procédé) qui est encore en vigueur à l’heure actuelle. Le nitrate d’ammonium fait ainsi partie des plus anciens produits manufacturés au monde. Il est produit en neutralisant l’acide nitrique (HNO3) avec de l’ammoniac (NH3). Toutes les usines de nitrate d’ammonium produisent le plus souvent une solution aqueuse de nitrate d’ammonium par la réaction de l’ammoniac et de l’acide nitrique dans un réacteur contenant de l’eau.[1] Certaines unités de production sèchent le nitrate d’ammonium et le conditionnent sous forme solide (en mélange le plus souvent avec certains additifs comme des argiles, entre autres, afin de le rendre plus inerte, moins sensible à l’eau et plus facilement stockable) dits à haute (HDAN – High Density Ammonium Nitrate) et basse densité (Low Density Ammonium Nitrate); d’autres industriels commercialisent une forme liquide (une solution aqueuse de nitrate d’ammonium) soit en l’état soit déjà mélangée à d’autres composants (N, P, K par exemple) pour une utilisation directe comme fertilisant liquide pour les sols.[2]
Il existe d’autres versions du procédé précité, chaque industrie productrice ayant souvent mis en place sa propre amélioration de procédé. Le procédé développé par BASF se distingue quant à lui par son utilisation d’un sous-produit de la fabrication des engrais phosphatés, le nitrate de calcium (en remplacement de l’acide nitrique) combiné à de l’ammoniac et du dioxyde de carbone.[3]
Le marché du nitrate d’ammonium est en nette croissance sur les dernières années, avec un marché annuel (année 2018) estimé à plus de 16,3 milliards de dollars.[4] On estime que plus de 80-85% en volume de la production annuelle de nitrate d’ammonium (le plus souvent vendu sous forme liquide en solution aqueuse) dessert le secteur de l’agriculture (où il prend alors le nom usuel d’ammonitrate) avec un taux de croissance annuel composé de +4,5% (2019-2025). Le reste de la production s’exploite (sous forme plutôt solide) pour des applications ne relevant pas du secteur agricole tels que le secteur des mines et carrières, ou de la pyrotechnie. La construction civile est également un secteur d’utilisation finale important qui devrait connaître une croissance d’environ 4 % sur les 5 prochaines années. Le produit est largement utilisé comme explosif dans l’industrie de la construction civile pour la construction de routes, de tunnels, d’excavations pour les chemins de fer, de barrages en béton, de détonateurs à retardement, etc. Notons également que le secteur de la défense exploite aussi le nitrate d’ammonium dans des systèmes de propulsion ou dans des engins explosifs.
Les principaux acteurs du marché sont Yara International (société établie en Norvège et géant de la production de fertilisants), EuroChem, Ostchem et Uralchem. Les autres acteurs du secteur comprennent Orica, CF Industries Holdings, Enaex S.A, Austin Powder International et bien d’autres encore. La majorité des acteurs du marché ont adopté la stratégie d’intégration en amont et sont impliqués dans la production des matières premières, la transformation et la fabrication des produits finis.[5]
Le nitrate d’ammonium, une molécule non contrôlée ?
Qu’il soit conditionné sous forme de poudre, de prills (petits agglomérats) ou de pellets, ou qu’il soit en solution aqueuse, le nitrate d’ammonium possède un numéro d’enregistrement CAS (Chemical Abstracts Service, banque de données référençant toutes les substances chimiques, biologiques, les polymères, les alliages qui ont été intensivement décrits dans la documentation scientifique) (6484-52-2), de même qu’un numéro d’enregistrement EC (229-347-8) auprès de l’European Chemicals Agency (ECHA) traduisant que « la substance (…) gérée est manipulée en toute sécurité dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, tout en garantissant la protection de la santé humaine et de l’environnement ». [6]
Le nitrate d’ammonium est donc surveillé, règlementé et son utilisation (en Europe) se doit d’être mentionnée et autorisée, même pour des applications comme fertilisants, tel que rendu obligatoire par la directive dite SEVESO III de 2012 (Directive 2012/18/UE du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 concernant la maîtrise des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses, modifiant puis abrogeant la directive 96/82/CE du Conseil Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE) et en respect du règlement (CE) n° 1272/2008 du 16 décembre 2008 relatif à la classification, l’emballage et l’étiquetage des substances et des mélanges.
Les industries, producteurs, utilisateurs/end-users de nitrate d’ammonium « pur » ou en mélange avec d’autres composés sont ainsi recensés, listés et maintenus consultables même pour le grand public via des liens officiels tels que www.seveso.be
Le nitrate d’ammonium est donc, comme toutes les substances chimiques pures, les mélanges et leurs dérivés, produit dans des conditions de sécurité drastiques, avec des procédures de stockage, de transport et d’exploitation extrêmement contrôlées et surveillées.
Mentionnons ainsi à nouveau que le secteur chimique est l’un des secteurs industriels les plus contrôlés, les plus rigoureux et sécuritaires.
Le nitrate d’ammonium, un agent explosif ?
Le nitrate d’ammonium est soluble dans l’eau. Sous sa forme anhydre et pure, il se présente sous la forme d’un solide blanc dont la température de fusion est estimée à 170°C. C’est un oxydant puissant, apte à « dissoudre » certains métaux (par une réaction d’oxydo-réduction) tels que le zinc ou le plomb.
Au-delà de 185°C, le nitrate d’ammonium devient moins « stable » et peut se décomposer de plus en plus rapidement avec l’élévation de la température et/ou avec la présence de certaines impuretés (comme le cuivre notamment ou certains dérivés chlorés). Le nitrate d’ammonium se décompose ainsi irréversiblement en eau et en N2O (oxyde nitreux), mais s’il détone, il génère alors un mélange différent composé d’azote (N2), d’oxygène (O2) et d’eau.
La décomposition du nitrate d’ammonium, menant à sa réaction explosive, a été étudiée et décrite pour la première fois par le chimiste Français Berthelot et publiée en 1892. Le nitrate d’ammonium est ainsi qualifié d’explosif médiocre sauf s’il est mélangé à divers additifs combustibles (tels que des hydrocarbures) ou s’il est fondu et confiné (comme dans le cas d’incendies). Le nitrate d’ammonium, s’il est exploité comme explosif dans le secteur minier, est donc systématiquement mélangé à des entités plus efficientes telles que la pentrite (tétranitrate de pentaérythritol), ou le TNT. Pour des applications dans le secteur de la construction, on le retrouve souvent en combinaison avec un mélange d’hydrocarbures tel que l’essence, le kérosène, etc. Dans ce cas, on parle alors de ANFO pour « Ammonia Nitrate/Fuel Oil ». Quand le nitrate d’ammonium est utilisé comme engrais, la législation prévoit alors des niveaux maximums de composés combustibles dans la formulation et de composés chlorés ne pouvant en aucun cas excéder respectivement les 0,2 et 0,02% en poids afin de garantir une utilisation (incluant le stockage) sécuritaire du produit.
En 1954, Feick & Hainer publient dans le JACS (Journal of the American Chemical Society **) la première publication scientifique méthodique sur l’étude de la décomposition thermique du nitrate d’ammonium, sa cinétique, et l’influence de la température.[7] En 2005, Han et ses collaborateurs ont mis en évidence le rôle des impuretés dans la décomposition explosive du nitrate d’ammonium dans des conditions de stockage et ont souligné l’effet accélérant des sels inorganiques chlorés .[8] Si des centaines d’articles scientifiques traitent de ces phénomènes, c’est cependant en 2019 que paraitra la publication la plus exhaustive sur le sujet (Babrauskas & Leggett).[9] Les auteurs mettent en évidence des approches mécanistiques pertinentes permettant de mieux comprendre les facteurs déclencheurs de la décomposition explosive du nitrate d’ammonium parmi lesquels on retrouve en cause directe le feu ou une source d’ignition, la présence d’impuretés chlorées inorganiques (comme mentionnés déjà par Han), mais également la présence d’impuretés organiques.
La maitrise du risque ?
Le nitrate d’ammonium, comme toute substance chimique, présente des risques spécifiques résultant de son exposition (intentionnelle ou non, mais non accidentelle) sur des personnes ou sur l’environnement lors de sa phase de production, de conditionnement, de stockage, de transport, d’utilisation, de traitement, ou de neutralisation. Ces risques peuvent être imminents, instantanés ou différés dans le temps ou l’espace.
Le risque chimique est cependant hautement anticipé par les professionnels et les chimistes que nous sommes, dans le cadre de l’exécution de nos pratiques. Il est aussi fortement cadré, notamment au niveau européen, par la règlementation REACh (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals) adoptée en 2006 (règlement n° 1907/2006) qui insiste fortement sur la mise en place d’une politique de contrôle stricte des substances chimiques et sur l’application d’un principe de précaution marqué pour toute société productrice, intermédiaire, formulatrice ou négociante de substances chimiques, de mélanges ou de produits finis.[10]
Le nitrate d’ammonium sous forme solide (ou dans l’eau en forte concentration) est irritant tant pour la peau et les muqueuses que pour les voies respiratoires. Il est ainsi associé au pictogramme SGH07 dont je vous parlais dans un post précédent. Il est également décrit comme comburant, associé au sigle SGH03, pouvant donc entrainer la combustion d’un combustible auquel il est pré-mélangé ou mis en contact (accidentel ou volontaire).
Figure 1. Pictogramme SGH07 (gauche) et SGH03 (droite)
AZF Toulouse, Texas, Oklahoma City: les dangers de la production de nitrate d’ammonium ?
L’explosion d’un stock de plus de 2500 tonnes de nitrate d’ammonium à Beyrouth le 4 aout 2020 induit des raccourcis faciles largement exploités par les non-spécialistes et des rapprochements avec d’autres accidents tels que celui d’AZF Toulouse en 2001, de la West Fertilizer Company à Waco (Texas) en 2013 ou bien à Oklahoma City en 1995. Si la même molécule est présente dans tous ces cas de figure, il est impératif de stipuler au grand public que les raisons de ces catastrophes sont distinctes et qu’elles se doivent ici d’être décrites et non amalgamées.
Il est ainsi acquis que près de 300 à 400 tonnes de nitrate d’ammonium, stockées dans un hangar sans aucune précaution, sont bien à l’origine de la violente explosion qui souleva le site d’AZF Toulouse en septembre 2001. Les raisons de ces explosions sont cependant encore débattues et non avérées, mais certaines hypothèses privilégient l’acte accidentel avec un déversement d’une quantité (non connue) d’une autre substance (peut être chlorée) produite dans une autre partie de l’usine.
L’explosion d’une partie du site texan de la West Fertilizer Company en avril 2013 trouve quant à elle une origine différente. Une explosion est ainsi survenue alors que les pompiers tentaient d’éteindre un incendie dans une zone de l’usine où était stocké de l’ammoniac liquéfié sous pression et possiblement du nitrate d’ammonium solide. En 2016, après plusieurs années d’enquête, les enquêteurs ont conclu à un incendie d’origine criminelle.[11]
Oklahoma City figure aussi sur la liste des « accidents liés au nitrate d’ammonium ». Soulignons dans ce cas qu’il s’agit d’un cas d’attentat et que c’est pour ses capacités explosives que le nitrate d’ammonium a été utilisé.
A l’heure où j’écris ces lignes, les causes de la double explosion de Beyrouth ne sont pas encore connues. Il est néanmoins sûr, si vous avez lu ce texte, qu’une source extérieure (incendie, impuretés, etc.) volontaire ou accidentelle soit impliquée. Rappelons également que la négligence humaine, le stockage dans des conditions non appropriées et/ou non surveillées sont aussi à pointer du doigt.
Le mot de la fin ?
La chimiste que je suis se trouve souvent déçue de l’emballement médiatique et de l’effervescence de l’opinion publique (et politique) à chaque fois qu’une molécule est pointée du doigt. Les chimistes que nous sommes avons appris à repérer les risques, à les maitriser et à gérer les difficultés liées à nos pratiques. Je suis donc parfois surprise de constater que la chimie est systématiquement associée aux termes de « danger », « incendie », « toxicité », « effet dévastateur sur l’environnement » et « explosion » en tout genre.
Cette image négative engendre la crainte, la défiance, la peur vis-à-vis d’un des secteurs industriels les plus sécuritaires et les plus contrôlés dans nos pays industrialisés. Il me revient ainsi en mémoire la leçon inaugurale que j’ai eu l’occasion de donner lors de la Rentrée Académique de 2018 (ULIEGE – Gembloux Agro-Bio Tech – « Chimie : rupture et Paradoxe« ) où j’ai expliqué pendant près d’une heure les défis de la chimie alliant le maintien de la santé humaine et de notre confort de vie, tout en respectant la sécurité, la santé humaine et l’environnement. Force est de constater que mon métier consiste le plus souvent à rassurer, à convaincre, à démontrer l’importance d’un secteur d’activité (qui reste le fleuron de l’économie belge) dans notre vie quotidienne.
La dangerosité d’une substance chimique (ou d’un mélange) ne vient que très rarement des industries productrices ou des laboratoires, mais plutôt de l’usage non maitrisé de cette substance, de son stockage non rigoureux, ou de son traitement ou transport par des non spécialistes, ne respectant pas les principes de précaution de base.
Une substance chimique n’est pas « dangereuse » en l’état. C’est souvent l’intervention d’un tiers qui génère l’accident éventuel.
A l’heure où il est si aisé de trouver des informations (plus ou moins fiables) sur internet, il est important de souligner que la chimie reste une science complexe et que des professionnels, des experts de la chimie, sont à votre disposition pour répondre à ces questions relevant de la sécurité, de l’impact sur l’environnement ou la santé humaine, ou du bien-fondé de l’utilisation de n’importe quelle molécule.
Un avis professionnel éclairé est souvent la plus sage des approches.
Vous souhaitez plus d’informations sur ce sujet ?
N’hésitez pas à me contacter via l’adresse email suivante: a.richel@uliege.be ou via le formulaire disponible en cliquant ici.
Notes et références
[1] https://www.sciencedirect.com/topics/earth-and-planetary-sciences/ammonium-nitrate
[2] Industrial Inorganic Chemistry, DR.James G. Speight, in Environmental Inorganic Chemistry for Engineers, 2017
[3] http://www.societechimiquedefrance.fr/Nitrate-d-ammonium-473.html
[4] https://www.gminsights.com/industry-analysis/ammonium-nitrate-market
[5] https://knoema.com/atlas/topics/Agriculture/Fertilizers-Production-Quantity-in-Nutrients/Ammonium-nitrate-production
[6] https://echa.europa.eu/fr/support/registration
[7] On the Thermal Decomposition of Ammonium Nitrate. Steady-state Reaction Temperatures and Reaction Rate, George Feick and R. M. Hainer, Journal of the American Chemical Society 1954 76 (22), 5860-5863, DOI: 10.1021/ja01651a096
[8] Zhe Han, Sonny Sachdeva, Maria I. Papadaki, M. Sam Mannan, Ammonium nitrate thermal decomposition with additives, Journal of Loss Prevention in the Process Industries, Volume 35,
2015, Pages 307-315, ISSN 0950-4230, https://doi.org/10.1016/j.jlp.2014.10.011.
[9] Babrauskas, V, Leggett, D. Thermal decomposition of ammonium nitrate. Fire and Materials. 2020; 44: 250– 268. https://doi.org/10.1002/fam.2797
[10] https://echa.europa.eu/fr/reach
[11] Town in shock over news that Texas fertilizer-plant explosion was deliberate, CNN 2016, https://edition.cnn.com/2016/05/11/us/texas-fertilizer-plant-blast/index.html
** Private joke pour quelqu’un qui m’est proche: voilà le type d’article qui est accepté dans le JACS…